Longtemps considérée comme réservée à ceux qui ne savaient pas lire, la BD, produit littéraire artisanal s’il en est, a pourtant bien d’autres talents que celui de rendre nos enfants heureux… Ce qui, en soi, est déjà magnifique ! Henri Filippini, éditeur chez Glénat depuis plus de 30 ans et entre autres auteur du Guide de la bande dessinée pour la jeunesse paru chez Bordas, a accepté de sortir de sa bulle – il possède quasiment toutes les BD parues en France depuis la guerre ! – pour éclairer notre lanterne.Côté Mômes : Parlez-nous de la naissance de la BD pour enfants…
Henri Filippini : Dans les années 60, celle que l’on appelait alors l’histoire en images et qui est devenue bande dessinée puis par extension BD était vraiment un produit pour enfants, considéré alors comme un sous-produit littéraire pour des enfants pas vraiment malins ! Jusqu’aux années 70, il était inconcevable qu’une bande dessinée puisse être lue par un adulte. A l’époque, à part Tintin, il n’y avait pas d’albums, c’étaient essentiellement des journaux. C’était comme pour l’école : il y avait celle des filles et celle des garçons. Il y avait Fillette ou Lisette pour les filles, l’Epatant ou Pierrot pour les garçons. Et puis les éditeurs Belges ont fait des revues unisexes comme Spirou ou Tintin.
CM : Justement, pourquoi les Belges ?
HF : En France, il y avait aussi une production de bande dessinée importante mais qui n’a pas marqué les esprits autant que les journaux venus de Belgique et qui, eux, ont su captiver beaucoup plus de monde. Il y avait une école française qu’on retrouvait dans Vaillant et qui après est devenue Pif Gadget mais cette école française n’a pas réussi… Peut-être aussi parce que les éditeurs français ont mis très longtemps à sortir des albums alors qu’il y avait déjà des albums en Belgique dès les années 50. Chez les Français, il a fallu attendre Dargaud et les premiers Astérix pour vraiment avoir des albums créés et édités en France. Mais pour revenir à votre première question, c’est quand même le groupe Bayard en France a lancé la BD à la fin des années 60. Il s’appelait à l’époque la Maison de la bonne presse et a eu l’idée de lancer Pomme d’api qui s’adressait aux tout petits puis il y a eu J’aime lire… Ce sont les premiers à avoir eu l’idée de découper les lectures par tranches d’âge. C’est là qu’est vraiment née une nouvelle presse de BD pour jeunes. Après, les laïques de chez Milan ont fait la même chose avec Toupie et Tobbogan. Tom-Tom et Nana est né dans J’aime Lire au tout début de cette belle expérience qui a été beaucoup copiée. Tous les éditeurs de presse pour jeunes ont suivi.
CM : Et les Comics américains avec leurs super héros nés dans les années 30, quand sont-ils arrivés en France ?
HF : Il y a eu des traductions assez tôt mais qui ont été un peu abandonnées par les éditeurs à cause de la loi de 49 sur la protection de l’enfance. Puis, dans les années 70, les éditions Lug ont fait connaître en France les personnages de la Marvel Comics avec des titres comme Strange ou Spidey. Mais ils ont eu des procès et des interdictions sans arrêt. Aujourd’hui, on n’interdirait plus ce genre de parutions mais il faut garder en tête que la BD est toujours régie par cette loi de 49, y compris nos BD adultes. Il y a toujours des gens qui se réunissent régulièrement, et j’en ai fait partie à une époque, à la Commission de la Jeunesse où tout est décortiqué. Il y a des représentants d’auteurs, d’éditeurs mais aussi de familles chrétiennes pour voir s’il n’y a pas atteinte à la jeunesse. Même Titeuf a été menacé d’interdiction. Il y a eu des tentatives de procès. Entre les années 50 et 60, un document était affiché toutes les semaines sur les portes des églises, qui indiquait quels étaient les bons et les mauvais journaux pour les enfants ! Aujourd’hui, il y a encore ce côté un peu moralisateur.CM : Puisque vous évoquez Titeuf, comment expliquez-vous un tel succès ?
HF : J’ai vécu de près cette aventure puisque c’est Glénat qui l’édite. C’est Jean-Claude Camano qui a lancé ça. Les premiers albums de Titeuf, ça ne marchait pas du tout ! C’était un échec. Je me souviens de réunions commerciales où lorsque Jean-Claude proposait le tome 2 ou le tome 3 de Titeuf, les commerciaux, qui sont puissants dans une maison d’édition, râlaient en disant que ça n’était pas la peine, que Titeuf, personne n’en voulait, qu’il fallait arrêter ce truc-là ! Dans le même temps, en Suisse, patrie de son auteur, Titeuf a eu un succès considérable, et ce dès son lancement. C’est grâce à ce succès en Suisse que Titeuf a pu continuer. Et il n’a vraiment décollé chez nous que vers l’album N° 4 ou 5. Je crois qu’Astérix a connu la même chose, Treize aussi… toutes les grandes séries ont connu des débuts difficiles. Mais quand on y croit et que vraiment on sent un potentiel, il ne faut pas se dire que l’on arrête parce que cela ne marche pas. Après, c’est une affaire d’hommes. Jacques Glénat a mis tout son poids dans ce projet, Jean-Claude Camano était têtu, Titeuf a pu continuer… Sans cela, il aurait pu s’arrêter comme c’est le cas pour d’autres séries. Et Titeuf a permis à une nouvelle génération de héros de voir le jour. Il y a pas mal d’auteurs qui restaient sages chez les différents éditeurs voire dans la presse dont je parlais tout à l’heure … Eh bien aujourd’hui, leurs nouveaux héros ont pris un sacré coup de jeune grâce à Titeuf qui a permis aux auteurs d’oser ce qu’ils ne pensaient pas possible de faire.CM : Et les mangas, où se situent-ils dans ce paysage ?
HF : Pour moi, les mangas, c’est autre chose, ce n’est pas de la BD. C’est très vite dessiné, c’est de l’industrie. Un auteur de bande dessinée, c’est un artisan qui travaille chez lui et qui produit lentement parce que pour avoir de la qualité, il ne faut pas courir… Le manga, c’est un produit d’usine où il faut que l’auteur produise tous les mois 20, 30, 40 pages, ce n’est pas du tout la même chose.
CM : Que répondez-vous à ceux qui disent que la BD est un sous-genre littéraire ?
HF : Je dis d’abord qu’il vaut mieux lire une BD que ne rien lire du tout… Et c’est bien souvent le cas chez les enfants ! Je pense aussi que la BD peut tout à fait amener à d’autres lectures. Et puis la BD strong>, ce n’est pas n’importe quoi, ce n’est pas un produit bâclé, c’est pensé, conçu, créé avec beaucoup de soin. Lorsque vous avez 4 000 albums qui sortent dans l’année, il est évident qu’il faut travailler dur. La concurrence est rude. Il fut une époque où tout ce qui sortait arrivait à se vendre convenablement ou à peu près. Aujourd’hui, le marché est beaucoup plus coriace parce que l’on a multiplié par 20 le nombre d’albums en 30 ans ! Du coup, on a tendance à avoir soit des best-sellers soit des échecs. Il n’y a plus vraiment de juste milieu. La bande dessinée jeunesse est sans doute beaucoup plus difficile à imposer qu’une série de science fiction ou d’ésotérisme puisque c’est le créneau qui marche bien aujourd’hui. Mais les gros best-sellers sont quand même des BD jeunesse : c’est Boule et Bill, c’est Gaston Lagaffe, c’est Titeuf, c’est Tom-Tom et Nana. Un Treize, un Largo Winch vendent au mieux à 300 000 exemplaires un nouvel album… Quand Titeuf vend à 1 million 500 000 ! Un nouveau Boule et bill, c’est 700 000 exemplaires, Cédric c’est 300 ou 400 000. Quand une BD jeunesse marche bien, ce sont vraiment des chiffres énormes. Et ça génère en plus tout un marchandising, des dessins animés à la télé, des produits dérivés. C’est tout un univers !