« J’ai tué mon fils. Comment ai-je pu l’oublier ? » : voilà les deux seules phrases que le père de Yanis, deux ans, prononcera en amenant le corps inerte de son fils chez les pompiers, le 15 juillet 2008. Ce pharmacien de l’Isère, condamné à 8 mois de prison avec sursis, n’aura pas assez d’une vie pour se pardonner ce qui s’est passé ce jour-là. A Arcueil, en ce début de mois de juin 2010, c’est une maman qui oubliait son enfant de 16 mois à l’arrière de son véhicule. Comment un parent aimant peut-il perdre la mémoire au point d’oublier ce qui lui est le plus cher ? C’est ce que Côté Mômes a tenté de comprendre, loin des débats passionnés et stériles.6069L’été dernier a emmené avec lui dans sa vague de chaleur des enfants oubliés dans des voitures. Chacun s’en émeut à raison – qu’y a-t-il de pire que de perdre un enfant, de le tuer a fortiori ?-et s’empresse de juger cet infâme parent qu’il ne saurait être… Ou plutôt s’empresse de chasser le doute de son esprit quand sa petite voix intérieure lui demande s’il aurait pu être, lui aussi, ce parent-là. Non, bien sûr que non, à moi ça ne pourrait pas m’arriver, ces gens sont indignes d’avoir des enfants, qu’on les mette au bûcher, qu’on déterre la guillotine, qu’on réclame pour eux les plus lourdes peines. C’est inouï ce qu’Internet a pu héberger d’insultes, de déchaînements de haine contre ce père qui n’aurait pourtant pas assez de mille vies pour se pardonner et pour lequel, au fond, il n’y aura plus jamais de justice possible. Avant de lui promettre un enfer qu’il porte de toute façon en lui pour le reste de ses jours, essayons de faire la part des choses entre la négligence et les sales concours de circonstances qui mènent à l’implacable drame.
Eléments de réponse avec Francis Eustache, directeur de recherche à L’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) dans une unité spécialisée dans l’étude de la mémoire humaine et de ses maladies.
Côté Mômes : Que sait-on de la mémoire aujourd’hui ?
Francis Eustache : Depuis plusieurs décennies, on a fait des progrès très importants dans la compréhension des mécanismes et des bases cérébrales du fonctionnement de la mémoire. Mais la mémoire est un domaine particulièrement complexe si on étudie ses liens avec l’identité, la création de la personnalité. Le fait de pouvoir se rappeler d’éléments de sa vie qui datent d’il y a longtemps, comment ces souvenirs se transforment au fil du temps, l’appréhension que l’on a du passé mais aussi nos capacités de projection dans le futur : autant de questions qui demanderont encore des décennies de recherches pour dévoiler leurs mystères.
CM : Comment peut-on selon vous oublier son enfant plusieurs heures dans une voiture ?
FE : Je ne connais par personnellement les tenants et les aboutissants de ce drame mais d’après ce que j’ai pu en entendre, c’est une situation où on peut avoir des éléments de réponse ou de compréhension, sans jugement de valeur. Il y a plusieurs éléments qui s’enchaînent. Premièrement, ce père n’a pas l’habitude au jour le jour de déposer son enfant. Or, notre mémoire fonctionne un peu à l’économie. Il y a des tas de choses que l’on fait au jour le jour de façon relativement automatique. C’est typiquement, par exemple, le fait d’aller travailler tous les jours au même endroit en parcourant le même trajet. Là, ce père est dans une situation qui n’est pas son habitude. Cela dit, comme ça n’est pas l’habitude, on pourrait penser que justement ce père est content d’avoir son fils dans la voiture et que donc il va bien s’en occuper comme ça se passe des millions de fois pour un tas de pères et de mères qui, même s’ils n’ont pas l’habitude, vont accomplir leur mission correctement. Et là, il y a un deuxième élément qui survient. Il a garé sa voiture, donc la chaîne comportementale habituelle est arrivée à son terme et ce que devrait faire sa mémoire quand il sort de sa voiture, c’est-à-dire être capable de lui dire « tu as quelque chose à faire » ne fonctionne pas parce qu’il est perturbé par un événement inattendu. Evénement dans lequel il prend parti. Il mobilise à ce moment-là ses capacités attentionnelles pour mémoriser un numéro de voiture. Malgré lui s’installe dans son esprit une compétition entre cette activité sur laquelle il se focalise (retenir un numéro) et le marqueur qui devait lui rappeler que l’enfant était dans sa voiture. On peut imaginer qu’il tourne en boucle le numéro dans sa tête pendant un certain temps et on peut imaginer aussi qu’il reste ému par cette situation. Cela peut expliquer pourquoi il y a dérapage.
CM : Ce processus porte-t-il un nom, pouvez-vous nous en dire plus ?
FE : Il s’agit là d’un processus mnésique assez fragile que l’on appelle la mémoire prospective. Ce sont des choses bien connues dans notre domaine : si on veut perturber l’encodage (la prise d’informations dans notre jargon), expérimentalement, avec juste des mesures de comportement, sans médicaments, on met une personne en double tâche ou en tâche multiple, on ajoute des informations et là, on déstabilise tout. C’est cette situation que cette histoire dramatique met en évidence. Ce qui n’a pas marché là, c’est qu’il fallait se souvenir. Pas de quoi précisément mais se souvenir. Quand le téléphone a sonné, il a bien sûr tout de suite réalisé qu’il s’agissait de son fils dans la voiture. Mais ce qui n’a pas fonctionné, c’est le marqueur qui devait lui dire de se souvenir. Si on prend des exemples beaucoup moins dramatiques, cela peut s’assimiler aux fois où on oublie de ramener du pain le soir parce que l’on n’en a pas l’habitude ou de prendre rendez-vous chez le dentiste. C’est l’aspect prospectif qui est en cause, un élément très sensible au vieillissement, à la fatigue. Nos grands-pères ou nos grand-mères, pour se souvenir qu’ils avaient quelque chose à faire, faisaient un nœud à leur mouchoir. Le nœud au mouchoir, c’est exactement ça : il n’est pas indiqué dessus ce que l’on doit faire, c’est simplement un marqueur mais cela suffit à déclencher efficacement le processus mnésique.
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