Côté Mômes : Vous n’êtes pas un farouche opposant des écrans. Pourtant, au lancement de la chaîne Baby First, vous avez été à l’origine d’une pétition contre ces programmes télé destinés aux bébés de 0-3 ans.
Serge Tisseron : Oui, et tous les professionnels de l’enfance ont suivi. Il faut savoir que la télévision perturbe la mise en place normale des repères du bébé. Son bon développement psychomoteur nécessite que ses 5 sens soient toujours engagés ensemble. Or, la télé ne sollicite que les yeux et les oreilles et, en plus, d’une façon qui ne prend pas en compte ses propres réponses. La télé, c’est une «non-relation». Depuis, les études objectives faites aux Etats-Unis sur l’effet de la télévision sur de très jeunes enfants confirment cette dangerosité.
CM : Qu’est-ce que la règle du 3-6-9-12 que vous préconisez ?
ST : Il s’agit de donner des repères très clairs aux parents : pas d’écran du tout avant 3 ans, pas de console de jeu avant 6 ans parce qu’avant cet âge, il est très important de se servir de ses dix doigts pour développer l’appréhension des trois dimensions de l’espace (âge du pliage, collage), pas d’Internet avant 9 ans sans accompagnement d’un adulte, et ce jusqu’à 12 ans parce qu’avant cet âge, l’enfant n’a pas encore développé sa capacité de penser que toute information relève d’un point de vue et ne fait pas la différence entre espace public et espace intime.
CM : Vous insistez beaucoup sur cette notion d’échange
ST : Oui, parce que c’est primordial. Je dis toujours aux parents d’imaginer que leur enfant fasse du golf ou du tennis. Même s’ils n’en connaissent pas les règles, ils demanderont spontanément à leur enfant comment s’est passée leur après-midi, avec qui ils ont joué, ce qu’ils ont appris de nouveau aujourd’hui… Pour Internet, le réflexe devrait être le même, à la sauce vidéo si je puis dire. Tous les logiciels ne contrôle parental et de filtrage ne remplaceront jamais les vertus de l’échange.
CM : Vous dites que le signe qui doit alerter en cas d’abus d’écran ou plutôt de mauvaise utilisation des écrans, c’est la chute des résultats scolaires…
ST : Oui, parce qu’un jeune qui maintient ses résultats, ce n’est pas seulement la preuve qu’il travaille ou qu’il n’est pas bête, c’est aussi la preuve qu’il a une bonne socialisation à l’école. Et, au fond, l’un des dangers d’Internet, s’il est mal utilisé, c’est la désocialisation. Le problème, c’est de savoir si le jeune qui va sur Internet pousse la porte du réel pour y avoir un vrai relationnel avec de vrais gens ou celle de l’imaginaire pour se retrouver seul dans des espaces qui n’ont pas de lien avec la réalité. Dans la mesure où la plupart des parents ne sont pas des familiers d’Internet, ils pensent souvent que le virtuel, c’est obligatoirement l’imaginaire. Or, la plupart des jeunes, sur Internet, interagissent avec leurs copains, dialoguent sur msn ou jouent en réseau en élaborant des stratégies, en négociant. Dans ce cas, ils développent aussi leur socialisation, et même parfois leurs facultés d’empathie, ce qui est plutôt positif !
CM : Vous souhaitez qu’une information sur Internet soit donnée à l’école à tous les élèves du primaire
ST : Ce n’est pas parce que les enfants naissent aujourd’hui dans un monde de nouvelles technologies qu’ils en ont le mode d’emploi. On voit bien que quand ils les découvrent, ils tâtonnent beaucoup, autant que nous, les adultes. Simplement, ils ont plus de temps. Et c’est pour cela qu’ils semblent les maîtrisent plus vite ! Mais ils tombent quand même dans des pièges. Alors je crois qu’il faudrait qu’un certain nombre de repères soient enseignés à l’école, et notamment les distinctions entre espace intime et espace public. Il faut, aussi, leur expliquer la différence entre les images traditionnelles et les images numériques qui, elles, ne reproduisent pas le monde mais le construisent. Sur Internet, des tas de choses ont l’apparence de la réalité mais ne sont pas la réalité. Mais je me démarque des associations comme e-enfance ou Action Innocence qui disent qu’il faut enseigner la prudence aux enfants en mettant les dangers au premier plan. Moi je leur dis qu’il faut leur enseigner qu’Internet, c’est formidable, mais que ce formidable a un prix. Et que ce prix, c’est la prudence.
CM : Au fond, vous trouvez les écrans plus passionnants qu’effrayants…
ST : Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de comprendre comment des nouveaux outils numériques vont transformer la manière de percevoir le monde et de se percevoir soi-même. Je dis toujours que le nouveau monde n’est ni meilleur ni pire que le précédent. Simplement, il a d’autres règles et ce sont ces règles qu’il faut comprendre. Mais ce n’est pas non plus la première fois dans l’histoire de l’humanité. En son temps, l’invention de l’écriture a bouleversé beaucoup de choses. On est aujourd’hui au seuil d’une révolution anthropologique et pour un psy, c’est passionnant !
Côté Mômes : Dispersion de l’attention, hyperactivité, destruction des liens intergénérationnels : vous dites que l’usage des écrans par la jeunesse est un problème de santé publique…
Bernard Stiegler : Nous sommes devant un problème très grave. Tous les résultats cliniques le confirment. Dans certains cas, on peut même parler de destruction de l’appareil psychique. On sait aujourd’hui que laisser un jeune enfant seul devant une cassette vidéo est absolument à prohiber, même si, en tant que parents, nous l’avons tous fait un jour ou l’autre. C’est aussi grave que de dire « je lui donne un peu de gnôle et il va dormir ». Et il y a un consensus très large des professionnels de l’enfance sur cette question, même si certains médecins travaillent pour la chaîne Baby First ! Et quand on m’oppose que cela dépend des programmes regardés, je dis que si vous donnez du Château Petrus à un bébé de 6 mois, vous le rendez aussi alcoolique avec ce vin sublime qu’avec une piquette ! Il ne faudrait pas que les enfants commencent à regarder des programmes avant l’âge de raison et à très petite dose. Les éloigner des écrans, c’est aussi les obliger à faire autre chose, un autre chose où ils soient actifs, qui demande certes un effort mais apporte, du coup, de vraies satisfactions constructives. La télévision, c’est la facilité et ça engage à la paresse… Qui n’est pas une arme pour leur vie future.
CM : Vous dites qu’il faut que ceux qui nous gouvernent prennent leurs responsabilités. Comment faire concrètement ?
BS : Les grands médias de masse ont court-circuité la famille, ils l’ont discréditée pour des raisons de marketing. Et c’est un problème qui dépasse largement la télévision elle-même. Il faut une refonte complète de ce que certains économistes appellent « la fonction éditoriale » qui englobe la télévision mais aussi la presse écrite et les jeux vidéo. Le challenge est énorme car les hommes politiques craignent la télévision puisqu’ils en ont besoin. A partir de là, ils n’osent pas y toucher. Il faudrait donc que les citoyens se mobilisent et mobilisent leurs représentants politiques autour d’un vrai projet. Il faut que les compétences (médecins, psychiatres, pédopsychiatres, enseignants, artistes et même techniciens et investisseurs) se regroupent et élaborent un programme d’action. Nous sommes confrontés à une question à peu près de l’ampleur de ce que Jules ferry a affronté à la fin du 19ème siècle lorsqu’il a établi la IIIème République sur la base de l’école. Il a fondé l’école mais il a aussi établi la laïcité puisque l’école, avant lui, c’était l’Eglise… Et en même temps, il a élaboré une politique industrielle éditoriale, il a eu une politique de liberté de la presse… C’était un tout. Aujourd’hui, il faut aussi penser en termes de tout.
CM : les nouvelles technologies ont-elles quand même du bon ?
BS : Toutes ces nouvelles technologies, bien utilisées, peuvent être utiles. Internet, certains jeux vidéo et même la télévision peuvent être mis au service de choses très curatives. Je crois que le seul moyen de lutter contre l’effet dévastateur de l’image animée, c’est de s’en emparer. Autrement dit, les enfants sortent de la fascination de l’image quand ils en créent eux-mêmes. Et ils apprennent très vite, beaucoup plus vite que nous. Ce qui est très important, en revanche, est que ce soit accompagné. La coupure intergénérationnelle est le très grand danger de notre époque. Il faut parvenir à créer des ponts entre les cultures littéraires et cinématographiques dont nous sommes les héritiers et les pratiques nouvelles. Il faut commencer à développer une vraie culture critique de ces médias.
A lire pour en savoir plus : Faut-il interdire les écrans aux enfants ? de Bernard Stiegler et Serge Tisseron, aux éditions Mordicus
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