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« Qui gardera nos enfants ? »

Après trois ans d’enquête, la sociologue Caroline Ibos s’est intéressée aux rapports employeurs/employés entre celles qu’on surnomme les « nounous », et leurs employeurs souvent issus de la bourgeoisie parisienne.

Interview de l’auteur

Côté Mômes : Comment avez-vous mené votre enquête ?

 

Caroline Ibos : Mon enquête est partie de l’observation d’un square situé dans le 9ème arrondissement. Je n’avais aucun présupposé avant de la commencer : j’étais juste très intriguée par le fait que, dans les squares parisiens, les enfants blancs soient souvent gardés par des « nounous » noires. Cela m’a semblé être un phénomène nouveau. J’ai commencé par m’intéresser aux femmes, à leur itinéraire, à leur vie quotidienne. Les écoutant parler entre elles, j’ai repéré combien leur travail était difficile, précaire. J’aurais pu faire un travail de sociologue centré uniquement sur leur expérience, mais il m’a semblé intéressant de travailler sur la relation entre les familles et les « nounous ». Il m’a semblé que cette relation révélait un état des rapports sociaux contemporains. Du coup, j’ai cherché à obtenir également le point de vue des familles employeuses et, pendant trois ans, j’ai mené des entretiens réguliers avec une vingtaine de familles qui avaient passé une annonce dans Parents pour recruter une « nounou » et qui, finalement, ont embauché une nounou africaine.

J’apporterais trois précisions sur ma méthodologie.

 

Premièrement, ma démarche est une démarche ethnographique fondée sur le partage d’expériences quotidiennes et l’observation. La question de la généralisation de mon terrain se pose. Mais méthodologiquement, il m’était bien sûr impossible de mener plusieurs terrains en même temps. Mon livre pose donc un certain nombre de conclusions qui peuvent être affinées à partir d’autres terrains. Cette démarche permet de recueillir des données très différentes des enquêtes quantitatives, un matériau beaucoup plus fin et surtout, le point de vue des acteurs.

 

Deuxièmement, dans le livre, les « nounous » et les employeuses n’ont pas le même traitement. J’ai directement observé les nounous, partagé bien des après-midis au square, parlé très régulièrement et de manière très approfondie avec elles sur une longue période, tandis que j’ai rencontré les employeuses pour quelques entretiens formalisés.

 

Troisièmement, il est légitime de se demander pourquoi je parle d’une relation entre femmes. Cela peut laisser entendre que les hommes ne s’intéressent pas à leurs enfants, ce qui n’est pas le cas. Mais il se trouve que la relation avec la « nounou » est une relation entre femmes. Ainsi, dans les petites annonces de Parents, c’est presque toujours (en fait toujours dans mon cas et j’ai contacté près de 100 familles pour finalement mener l’enquête avec une vingtaine d’entre elles) le numéro de téléphone de la femme qui est mentionné. La relation avec la « nounou » est une relation compliquée que les hommes laissent à la charge des leur compagne. Ils interviennent éventuellement dans cette relation comme une « autorité extérieure » pour régler un éventuel conflit ou pour licencier leur employée.

 

C.M. : Vous faites un rapport édifiant des préjugés, parfois racistes, des familles que vous avez rencontré. Comment expliquez-vous qu’on en soit encore là ?

 

C.I. : Les préjugés ne sont pas seulement racistes mais aussi sexistes.

 

Je consacre deux pages sur près de 300 dans mon livre à la question des préjugés culturalistes, mais elle a considérablement retenu l’attention des médias comme s’il s’agissait d’une surprise. Sur les préjugés racistes, je dirais deux choses. D’abord, le plus souvent, il s’agit de ce que j’appelle un « racisme à l’envers » : ce sont les qualités d’une culture donnée qui sont pointées. Ainsi, les mères disent rechercher une nounou africaine parce que les Africaines sont maternelles, ou une nounou asiatique parce que les Asiatiques sont disciplinées et ordonnées. Il s’agit néanmoins de poncifs et de catégorisations fondées sur une appartenance ethnoculturelle. D’autre part, il me semble que le racisme que l’on peut appeler « ordinaire » ou « involontaire » infuse les rapports sociaux et les jugements sur l’autre. Un très récent incident autour d’un article du magazine « Elle » l’a magistralement montré s’il en était besoin. La couleur de la peau n’est absolument pas un élément neutre dans la perception et la construction d’autrui. De nombreux travaux sociologiques le montrent régulièrement.

 

Ainsi, les employeuses de « nounous » ne sont pas des femmes racistes, et pourtant elles manipulent des préjugés racistes ou culturalistes, sans en sembler conscientes.

 

Mais les préjugés sont également sexistes : aucune des familles que j’ai rencontrées n’aurait embauché un « homme-nounou ». C’est très étonnant parce que les femmes qui emploient des nounous ont construit leur propre trajectoire contre les préjugés sexistes. Mais au moment d’embaucher une personne pour garder leur enfant, elles cherchent une femme « maternelle », « aimante » (les deux termes reviennent très souvent dans les annonces de Parents). Ce souhait implique que, si seule une femme peut être « aimante », il y a alors une nature féminine. De plus, il induit d’emblée une méprise sur le travail de nounou : les mères recrutent une personne sur des qualités supposées plus que sur des compétences. Il en découle qu’elles ont du mal à envisager que l’activité de la nounou soit véritablement un travail.

 

Comment expliquer qu’on en soit encore là ? Il me semble que malheureusement, nous vivons dans une société marquée par de nombreux préjugés racistes et sexistes, que nous sommes bien moins émancipés et vertueux que nous le croyons.

 

C.M. : Alors comment se fait-il que dès le lendemain la nounou se retrouve dans l’intimité familiale ?

 

C.I. : La nounou se retrouve nécessairement dans l’intimité familiale puisqu’elle travaille dans l’appartement et qu’elle prend soin de ce que les parents ont de plus intime : leur enfant et leur maison. Et cela complique la relation. L’appartement est supposé être le lieu de l’amour et de l’harmonie et il devient le lieu du travail, l’espace d’une relation professionnelle hiérarchique. Or comme toutes les relations professionnelles, celle-ci peut être l’occasion de tensions et de conflits. Recruter une nounou, c’est introduire le monde extérieur dans l’intimité, ou comme je l’écris « le politique dans l’appartement ».

 

Par ailleurs, chez soi est le lieu où l’on décide, où l’on est seul maître (on parle ainsi de maître et maîtresse de maison), notamment dans l’éducation de ses enfants. Lorsque l’on recrute une nounou, il faut partager l’autorité : en effet comment demander à une personne de s’occuper de son enfant sans lui demander comment elle conçoit elle-même son travail. Or, dans les faits, peu de parents s’intéressent à l’avis de la nounou, à ses principes éducatifs : elle est le plus souvent considérée comme l’agent d’exécution de la volonté des parents. Lorsque l’enfant est gardé à la crèche, par une nourrice agréée ou par sa grand-mère (pour considérer les modes de garde les plus courants lorsque l’enfant n’est pas gardé par la mère), les relations ne sont pas les mêmes, le contrôle des parents est moins radical, l’autorité est nécessairement partagée.

 

C.M. : Qu’est-ce que « la cérémonie de recrutement » ?

 

C.I. : J’ai appelé « cérémonie du recrutement » le moment où les parents reçoivent des candidates à la fonction de « nounou » pour choisir celle qui s’occupera de leur enfant. Je parle de cérémonie car les rituels sont très précis, c’est un moment très codé. Lors de cette « cérémonie », la famille se représente à ses propres yeux comme la famille idéale : appartement rangé, concorde entre les parents, respect des règles de l’hospitalité. Les candidates au métier de « nounous » connaissent également leur rôle parfaitement : retenue, discrétion (pour ne pas dire une certaine soumission que les parents appelleront « éducation » ou « politesse »), intérêt témoigné à l’enfant. On peut dire que c’est celle qui connaît le mieux son répertoire qui a le plus de chances d’être embauchée. Une « nounou » expérimentée est d’abord une excellente ethnologue de la bourgeoisie parisienne.

C.M. : Pourquoi dites-vous que la nounou est une prolétaire de la mondialisation ?

 

C.I. : C’est une question passionnante qui donne un relief particulier à mon livre.

 

En effet ce que l’on voit dans les squares parisiens ne concerne pas une poignée de familles de « bobos » parisiens mais s’inscrit dans un phénomène mondial. Dans toutes les métropoles riches du monde (New York, Londres, Bruxelles, Hong Kong …), des femmes migrantes, venues des pays pauvres s’occupent des personnes vulnérables : les personnes âgées ou malades, les enfants. Pour cela, elles laissent derrière elles leurs vieux parents et leurs jeunes enfants. C’est ce qu’on appelle le « care drain » : après avoir capté les ressources naturelles et la force de travail des pays du Sud, les pays du Nord captent désormais le travail traditionnel des femmes, à savoir l’humanisation du monde proche, le soin et l’attention aux plus fragiles. La plupart des nounous africaines à Paris ont ainsi laissé derrière elles leurs enfants, parfois des bébés pour venir s’occuper des enfants des familles parisiennes. En quelques décennies a émergé un véritable marché mondial du soin d’autrui au point que les femmes sont désormais plus nombreuses à migrer pour travailler que les hommes. Le retournement fut très brutal, puisqu’il y a une vingtaine d’années, les femmes migraient essentiellement dans le cadre du regroupement familial.

 

Or, il se trouve que dans toutes ces métropoles du Nord, les femmes migrantes sont isolées : elles travaillent chez des particuliers, ne sont pas syndiquées, leurs droits ne sont pas défendus, elles sont éventuellement en situation irrégulière. De plus, elles envoient à leur famille une part bien plus importante de leur salaire que les hommes migrants : elles sont liées à leurs enfants et, pour ce qui est des Ivoiriennes, elles ne sont jamais certaines que l’argent envoyé profitera à leurs enfants (souvent c’est un homme qui répartit les sommes entre les membres du groupe).

Leur isolement politique, la précarité de leurs emplois, la faiblesse de leurs revenus, leur soumission à la domination masculine font d’elles les « prolétaires de la mondialisation ».

 

C.M. : Quelles relations entretiennent les parents avec la nounou ?

 

C.I. : Dans mon travail, j’ai essayé de dégager une « grammaire » des relations, c’est à dire ce qui structure ces relations, indépendamment des qualités personnelles des actrices en jeu. Tout le monde sera d’accord pour dire qu’il y a des employeuses plus humaines que d’autres, de même qu’il y a des nounous plus impliquées dans leur travail que d’autres. En fait le problème n’est pas là.

Les employeuses n’ont souvent aucune expérience en tant que telles : cette relation hiérarchique les met mal à l’aise, elles ont beaucoup de difficulté à trouver la bonne distance. En réalité, les employeuses sont souvent prises dans des formes de contradiction morale entre leurs valeurs politiques (qui vont du côté de l’égalité et du respect des droits des personnes) et ce qu’elles considèrent être le bien de leur enfant. C’est toujours ce dernier qu’elles privilégient, dans une définition extensive et parfois aux dépends des droits de leur employée. Ainsi, certains employeurs multiplient les dispositifs de surveillance (jusqu’à l’espionnage) de leur employée.

De plus la relation est asymétrique, dominée par l’employeuse qui d’une part considère qu’elle crée un emploi, paye un service à domicile, d’autre part ne prend pas la mesure de la difficulté du travail de nounou qu’elle tend à dévaloriser. Dans cette relation asymétrique, il n’y a aucun intermédiaire, aucune médiation et c’est l’employeuse elle-même qui pose les limites de son propre pouvoir. Par exemple, l’employeuse décidera de poser ou de ne pas poser des caméras de surveillance chez elle. Si elle pose des caméras de surveillance, elle justifiera son acte (contraire au droit du travail) par le bien de l’enfant. Plus banalement, les employeuses ont tendance à charger la nounou de tâches ménagères alors qu’elle n’est pas rémunérée pour cela. Elles justifient alors leur acte en arguant que les tâches ménagères concernent les espaces alloués aux enfants. De leur côté, les nounous considèrent souvent que leurs droits ne sont pas respectés et qu’elles n’ont pas les moyens, jour après jour et dans l’ombre de l’appartement, de les faire respecter.

Ce mode de garde suscite en réalité plus de déception que les autres, alors qu’au départ, les familles qui le choisissent le considèrent comme la solution optimale. Cela montre bien que du côté de l’employeuse également, la relation n’est pas simple.

C.M. : Pourquoi ces femmes qui luttent depuis toujours contre le sexisme se mettent à considérer que garder des enfants n’est pas un métier ? Et qu’il mérite une rémunération basse et du travail en plus (repassage, cuisine,…) ?

 

C.I. : Sur la rémunération, les employeuses ne disent jamais que ce travail mérite une faible rémunération. Une fois qu’elles ont embauché une nounou, elles disent qu’elles n’ont pas eu le choix du mode de garde de leur enfant parce qu’elles n’ont pas obtenu de place en crèche, et qu’elles payent leur nounou en fonction des revenus du couple. Elles soulignent ainsi que le coût de la nounou est leur deuxième poste budgétaire après le logement.

 

La réalité est plus nuancée. D’abord, il est indéniable que l’accueil des enfants en bas âge dans des structures publiques et collectives est scandaleusement insuffisant, et que lorsqu’il existe, il reste peu adapté au rythme des couples urbains biactifs. Cela posé, pour avoir étudié le choix des familles en amont, celles qui embauchent une nounou ont rarement demandé de place en crèche : le choix d’embaucher une nounou n’est donc pas un choix par défaut. Sur le salaire, il est évident qu’être employeur à domicile est coûteux pour une famille. Mais lorsqu’il y a des choix de dépenses, c’est rarement la revalorisation du salaire de la nounou qui est privilégié. D’une certaine manière, le coût de la nounou ne doit pas changer le train de vie de la famille.

 

Au bout du compte, la plupart des nounous employées par une famille au domicile des parents sont payées au forfait, en dessous du SMIC (ce que la convention collective autorise en distinguant les heures de travail effectif et les heures de présence responsable). Là encore, les employeurs trouvent des justifications, arguant qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Néanmoins, ils condamneraient certainement une telle situation si elle ne se produisait pas dans l’intimité de leur domicile.

 

Les relations sociales ne sont seulement des relations entre les sexes mais aussi des relations entre les classes sociales. Les femmes actives ne pourraient réussir leur vie professionnelle et sociale si d’autres femmes, plus faibles et plus pauvres qu’elles, ne prenaient pas en charge les charges domestiques et éducatives. La réalité est que le travail domestique demeure un travail socialement invisible, alors qu’il demande du temps et des efforts. Il est toujours jugé indélicat de parler de ce travail. Les luttes féministes ont permis aux femmes (à certaines d’entre elles du moins) de sortir de chez elles pour faire des études ou travailler mais n’ont pas permis la reconnaissance du travail domestique comme un fait social total. Or, face à ce travail, les inégalités entre les sexes demeurent. N’oublions pas que 70% des enfants de 0 à 3 ans sont gardés par la mère au domicile des parents. Les femmes cadres ne peuvent pas réussir en comptant sur le partage du fardeau domestique avec leur conjoint. Du coup, elles délèguent ce fardeau à une autre femme – socialement invisible.

Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères, de Caroline Ibos, aux éditions Flammarion, 21€

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