En seconde, son professeur de mathématiques avait écrit sur son bulletin : « semble avoir des capacités intellectuelles très limitées ». Aujourd’hui, « Françoise Cerquetti-Aberkane enseigne depuis plus de 25 ans aux futurs professeurs des écoles l’art d’enseigner les maths aux élèves. Elle est aussi l’auteur de nombreux ouvrages à destination des enseignants.
Côté Mômes : Vous auriez pu rester prof de maths pour les enfants toute votre carrière. Pourquoi avoir choisi à un moment donné d’être « prof pour les profs » ?
Françoise Cerquetti-Aberkane : Parce que je me suis vite rendu compte qu’il fallait prendre le mal à la racine ! Même s’il n’est jamais trop tard, quand des gamins arrivent à 15 ans bloqués sur les maths, il faut peut-être aller voir un peu avant ce qui se passe. A ce moment-là, j’ai fait beaucoup d’expérimentations en ZEP. Quand j’ai commencé comme professeur à l’Ecole Normale – l’IUFM aujourd’hui -, j’étais dans une ZEP et on m’avait demandé de m’occuper de 8 enseignants sur 12. On met dans des lieux très défavorisés (80% d’enfants d’origine étrangère, 27 nationalités), sur 12 enseignants, 8 nouveaux sans formation. Forcément, il y a problème ! On dit que les enfants sont faibles en maths… Mais ils n’ont pas toujours des gens formés en face d’eux parce que l’on peut entrer à l’IUFM avec une licence de n’importe quoi, je veux dire qui n’ait rien à voir avec les maths par exemple, que l’on peut très bien avoir laissé tomber depuis des lustres. Ensuite, en classe, on se contente de travailler sur des fichiers et cela peut faire illusion jusqu’en fin de primaire ! J’ai une de mes anciennes élèves qui avait le niveau CE2 en arrivant à l’IUFM avec une licence de sciences de l’éducation… Maintenant, cela fait 10 ans qu’elle enseigne et c’est une enseignante hors pair, avec une éthique, avec un sens de la transmission, et elle force beaucoup sur les mathématiques parce que c’était sa difficulté… Comme tant d’autres !
5462CM : Vous dites donc clairement qu’il y a un problème d’enseignement des mathématiques…
FCA : Evidemment ! Et ça commence à la maternelle ! Quand on voit ce qu’on leur fait faire comme imbécilités sous prétexte qu’ils sont trop petits, qu’ils ne comprennent pas… On parle bien aux bébés avant qu’ils ne naissent… Bien sûr, ils ne « comprennent » pas au strict sens du terme, mais ils comprennent beaucoup de choses. A deux ans, on leur raconte des histoires à tous les temps, futur, imparfait, passé simple, ça ne pose aucun problème alors que le seul temps que l’enfant doit maîtriser en fin de cycle 2 est le présent de l’indicatif… Alors pourquoi leur montrer une bande numérique jusqu’à 100 en maternelle serait-il du domaine de l’impensable ? A cet âge-là, les enfants sont des éponges, il faut leur ouvrir le champ, chose dont seuls les enfants des milieux favorisés bénéficient puisque c’est fait à la maison. Il ne s’agit pas d’en faire des singes savants mais essentiellement de leur proposer des problèmes et des activités qui ont du sens et de leur faire confiance. Il faut avoir de l’ambition pour les enfants, c’est-à-dire ne pas supporter que les choses soient bâclées. Il faut leur montrer par notre exigence bienveillante qu’ils sont capables. L’exigence, cela veut dire qu’on les respecte : si je te le demande, c’est parce que je sais que tu en es capable. Si je te montre un tableau de nombre en grande section qui va jusqu’à 109, c’est que je sais que tu es capable de le voir, de l’interpréter, d’en tirer parti.
CM : Pourquoi beaucoup d’enfants semblent-ils s’écrouler en maths d’un seul coup, au collège ? Parce que l’enseignement au primaire est défaillant aussi ?
FCA : Parce que l’on pense que le primaire s’est bien passé et les notes en général le confirment à peu près. Sauf que les enfants qui arrivent au collège sont loin d’avoir les bases suffisantes. Et c’est essentiellement dû au fait que l’on apprend les choses par tranches ! L’enseignement en primaire est fait de telle manière que l’on apprend les nombres jusqu’à 100 en CP, jusqu’à 1 000 en CE1, on ne leur montre pas qu’il y a quelque chose qui est valable pour toute la numération jusqu’à l’infini… Dès le CP, il faut qu’ils acquièrent la notion d’algorithme numérique, qu’il y a des choses sur les nombres entiers qui ne sont pas valables sur les nombres à virgules, il y a des tas de choses comme ça et c’est important de s’assurer de les amener à cette compréhension-là. Je pense à l’enseignement de la numération en particulier : si on ne lui donne pas du sens, alors tout s’écroule quand on travaille sur les nombres à virgules et sur les fractions. Ensuite, quand on aborde les nombres négatifs, alors là, c’est la cata ! Autre exemple : on fait croire aux enfants, en primaire, qu’un carré est un carré, un point c’est tout ! Et brutalement, en cycle 3, ça devient un losange. Et puis on ne se fie qu’à ce que l’on voit : je vois que c’est un carré donc c’en est un. Or, quand on leur demande de le démontrer, ils n’y arrivent pas et c’est tout le problème dès la 5ème. Si on n’a pas déjà institué des petites choses en primaire, trompeuses pour l’œil, c’est mal parti. Moi, je montre aux enfants des carrés presque carrés. Pour l’œil, c’est un carré mais en fait ça ne l’est pas. Si on fait des pliages, si on mesure, ça n’en est pas un. Idem pour un angle presque droit, des côtés presque parallèles… Il faut mettre le doute, inciter à vérifier. Si on travaillait comme ça la géométrie, ça changerait beaucoup de choses. L’écroulement au collège vient à mon avis des « à peu près » en primaire.CM : Comment faites-vous pour transmettre cet esprit à vos élèves ?
FCA : On ne transmet que par l’exemple. J’ai des étudiants de première année qui préparent le concours et je leur dis d’entrée : je ne vous évalue pas parce que ce n’est pas moi qui vous évalue, c’est le concours. Ils écarquillent les yeux parce que jamais un prof de maths ne leur a dit ça. Je leur dis « dites-moi toutes les bêtises, posez-moi toutes les questions, il n’y a aucun risque ». Et là, je sens quelque chose qui se passe. Au bout de trois ou 4 cours, ils osent me dire que, par exemple, ils n’arrivent pas à faire une division. Je ne les ridiculise pas. Je leur montre comment donner du sens pour que leurs propres élèves sachent donner du sens à la division. J’ai des gens dans des états de blocage incroyables. Je leur montre que je respecte leurs erreurs, je les aide à les co
mprendre et à ne pas refaire deux fois la même. Et puis j’essaie de leur faire confiance, je leur montre qu’ils sont capables, je les encourage et ils comprennent que c’est comme ça que l’on peut faire avec les enfants.CM : Beaucoup d’enfants ne voient pas à quoi les maths leur serviront, ils les trouvent trop abstraites, surtout au collège…
FCA : Moi je leur réponds : les maths, ça ne sert à rien, en effet ! Mais la musique, à quoi ça sert ? D’ailleurs les mathématiques et la musique, c’étaient deux branches d’une même science chez les Grecs. Si on ne fait que des mathématiques « utiles » dans la vie, on n’en fera pas beaucoup, hormis peut-être pour faire ses comptes ou comparer les prix au supermarché ! En revanche, le raisonnement mathématique, émettre des hypothèses, les valider, revenir sur cette validation, ça sert tous les jours dans la vie… Et si on est incapable de faire ça, on est très désavantagé. Quant à l’abstraction, j’ai fait ma thèse sur les élèves en grande difficulté et les moyens de les aider et j’ai constaté que les enfants de CAP et de BEP réussissaient mieux les problèmes de type abstrait, type résolution d’équations que les problèmes de type « faux concret » parce que dans la vraie vie, cela ne se passe pas comme dans le problème de maths ! Il ne faut pas croire que l’abstrait, c’est difficile. Qu’est-ce que l’abstrait et le concret ? L’abstrait, c’est ce que je ne peux pas me représenter, la concret, c’est ce que je peux me représenter. Remplir un carré magique, si je sais quelle est la tâche attendue, ça devient concret pour moi. J’essaie de faire réfléchir mes étudiants là-dessus.