Linguiste éminent, Alain Bentolila publie un ouvrage majeur où la question du langage devient une urgence sociale qui touche aussi bien les parents, dans leur fonction éducative, que les institutions. Parce que la vie de la cité est d’abord une affaire de mots.
Côté Mômes : « Le verbe contre la barbarie », votre livre va bien au-delà d’une simple question linguistique et met en exergue de véritables enjeux de société. Est-ce que le linguiste que vous êtes est devenu sociologue ?
Alain Bentolila : Je pense que la linguistique ne peut pas se contenter d’être purement descriptive et se désintéresser du destin des peuples qui parlent. Les langues ne sont pas détachées des gens. La linguistique, qui décrit effectivement les langues, décrit aussi la façon dont on les utilise, les inégalités dans l’accès au langage, les conséquences de ces inégalités, la façon dont on les enseigne… tout cela influe considérablement sur le destin scolaire et social des enfants. Alors effectivement, je me situe sur le terrain sociologique, comme sur le terrain philosophique ou psychanalytique, mais en linguiste.
CM : Vous regrettez que la question de la maîtrise de la langue n’ait pas été assez prise en compte, notamment par les politiques. Jusqu’à quel point cette carence pèse-t-elle sur la justice et la paix sociale ?
AB : Elle pèse d’un poids considérable. Je ne crois pas qu’il suffit de parler pour ne pas se faire la guerre ou se laisser entraîner par la violence. Mais, lorsqu’on a appris à un enfant ce que parler veut dire, c’est-à-dire cette capacité d’oser entrer dans l’intelligence d’un autre et de recevoir l’autre dans son intelligence avec autant de bienveillance que de vigilance, alors cet enfant prendra le temps du dialogue avant de passer à l’acte. Quand la langue est utilisée comme une mise en relation de deux intelligences comme un passeur de pensée, alors, dans ce cas-là, la langue peut différer l’acte violent. Dans l’histoire récente de la gare du Nord, où à partir d’un incident banal somme toute, on passe dans la seconde qui suit à l’acte violent. Pourquoi ? Parce que d’un côté comme de l’autre, on a des gens qui souffrent d’une incapacité totale à ouvrir un dialogue pacifique, à expliquer les choses. Pacifique ne veut pas dire complaisant ou docile, mais une parole qui s’ouvre, explique demande, questionne et reçoit avec tout le respect nécessaire. Dans un cas comme dans l’autre, les deux parties étaient dans l’incapacité de faire ce pas là. Alors, comme il n’y a pas de recours à l’argumentation, ça part immédiatement en affrontement, en violence, en meurtrissures.CM : Vous iriez jusqu’à dire que l’insécurité dans certains quartiers est directement corrélée à ce que vous nommez « l’impuissance linguistique » ?
AB : Je pense que l’insécurité linguistique, qui consiste à ne pas être capable de porter sa pensée vers quelqu’un au plus juste de ses intentions, c’est-à-dire avec une chance d’être compris, entraîne une frustration absolue. Cette frustration est due à une inégalité linguistique, qui est la fille de l’inégalité sociale mais qui renforce cette inégalité sociale. On est là dans un cercle vicieux où on enferme dans un ghetto ceux qui se ressemblent parce qu’ils sont pauvres, souffrent d’une absence de culture, ou d’une culture vacillante. Ils développent une langue ad-minima qui ne leur permet pas de sortir de ce ghetto social. Quand ils en sortent, l’incapacité de s’expliquer, le fait d’être obligé de subir la pensée des autres sans avoir une chance de porter la sienne, entraîne une frustration qui n’a que la violence pour réponse.
CM : Une des idées fortes de votre livre, c’est l’inadaptation de l’école maternelle française pour palier aux inégalités linguistiques qui sont une des sources des inégalités sociales. Quelles mesures d’urgences vous paraissent indispensables et tout de suite à portée de main pour réformer les maternelles ?
AB : Si j’avais le pouvoir d’un ministre de l’Education nationale, la première chose que je ferais, ce serait de réformer en profondeur l’accueil des enfants de deux ans. Pas pour le repousser à 3 ou 4 ans mais pour le pratiquer autrement. Il faut leur donner un accueil à la hauteur de ce que méritent des enfants de cet âge-là. Ensuite, j’imposerais à l’école maternelle deux choses. D’abord, d’emmener jusqu’au CP des enfants ayant un vocabulaire suffisant.CM : C’est pour ça que vous réclamez qu’il y ait un enseignant pour 8 enfants dans les classes qui accueillent les 2-3 ans ?
AB : C’est vrai qu’entre 2 ans et demi et quatre ans, le vocabulaire triple. Il y a donc un gros travail à faire. La maternelle peut être épanouissante, plaisante mais elle doit faire ce travail nécessaire et cela ne peut pas se faire dans son organisation actuelle. Si on ne le fait pas, quelle que soit la méthode de lecture qui sera utilisée en CP, un enfant qui n’aura pas le vocabulaire nécessaire va avoir d’énormes difficultés à entrer dans la lecture. Je demanderais aussi aux enseignants de maternelle de lire des textes aux enfants au moins deux fois une demi-heure par jour. Pas seulement de lire mais de parler avec eux du contenu de ces textes et de s’assurer que ce qu’ils en ont compris est compatible avec ce que l’auteur a écrit. Apprendre un à deux mots nouveaux par jour, se baigner dans la lecture quotidiennement, devrait aussi s’accompagner d’un travail sur la grammaire. Pas au sens strict mais une prise de conscience de la place du mot dans la phrase, de son rôle.
« Le verbe contre la barbarie », Alain BENTOLILA, aux éditions Odile Jacob |
Un livre majeur ou se mêlent l’intime et le combat social. Du côté de l’intime, une réflexion profonde sur une interrogation en miroir : « Comment les enfants viennent au verbe ? Comment le verbe vient aux enfants ? » Une problématique où parents et institution scolaire ont un rôle éminent à jouer. Mais ce livre met aussi la question du langage au cœur de nos débats de société. Parce que l’insécurité linguistique, l’impuissance à mettre des mots sur nos maux, constitue un puissant ferment d’inégalité sociales. A lire d’urgence ! |
CM : Ce que vous mettez en exergue, finalement, c’est que le système se trouve dans une impasse, avec des enfants qui « héritent » de l’impuissance linguistique de leurs parents et un système scolaire inapte à briser ce déterminisme…
AB : Il y a 40 ans, de nombreux enfants ne continuaient pas l’école en sixième. Seule un petit nombre de privilégiés passait en sixième. Il est donc aberrant de tenir le discours du « c’était mieux avant. » Cette massification oblige cependant de prendre en considération le fait qu’on n’est plus en face de la même population scolaire. Ensuite, la médiation familiale, en même temps, s’est considérablement affaiblie et ce n’est pas la télévision qui a compensé cette absence de médiation. Ces deux effets pèsent sur l’école et auraient dû l’inciter à se transformer en profondeur, pour réussir le passage de la massification à la démocratisation. La transformation n’a pas eu lieu et on s’est donné l’illusion de la démocratisation avec 80% d’une classe d’âge au bac en laissant des enfants traverser tout le cursus scolaire avec des carences lourdes qui deviennent ensuite des facteurs de vulnérabilité sociales.
CM : Seriez-vous opposé à abandonner le dogme de l’égalité qui passe, à l’école, par l’illusion de faire suivre le même programme à tous les enfants, alors que d’un quartier à l’autre, les besoins sont différents et imposeraient des priorités distinctes ?
AB : Parler de collège unique aujourd’hui est une rigolage. Le collège n’est pas unique mais inique. Il faudrait d’abord un grand plan de mixité scolaire. Pas seulement mixer la carte scolaire mais casser les ghettos sociaux. Il faut que les gens comprennent que si l’école n’a pas un minimum de mixité sociale, elle est fichue. Il n’y a rien de pire que cette homogénéité vers le bas dans la précarité de certains quartiers. Les ambitions de l’école doivent rester les mêmes pour chaque enfant mais il faut accepter que le rythme des apprentissages, le temps pour arriver à l’excellence, soit différent selon les enfants. Tant qu’on n’aura pas compris ça, on continuera à faire semblant.