L’ennui et l’enfance ? Les parents se souviennent tous de ces moments suspendus, comme sans but, où ils ressassaient le sempiternel « ch’sais pas quoi faire ». Mais qu’en est-il de leurs enfants ? Il semblerait qu’ils ne s’ennuient plus, si abreuvés qu’ils sont d’activités et d’écrans tous azimuts. Dommage car l’ennui est absolument essentiel au développement de leur imagination et à leur autonomie. Parole de psy ! Etty Buzyn, psychanalyste et notamment auteur de Papa, maman, laissez-moi le temps de rêver paru chez Albin Michel, nous explique pourquoi il est si important de s’embêter !
Quand les enfants ne s’ennuient plus
Côté Mômes : Les enfants de cette génération ne disent plus ou très rarement « je m’ennuie, je sais pas quoi faire »… L’ennui aurait-il disparu de leur vie ?
Etty Buzyn : C’est une excellente question, qui mérite que l’on s’y penche. Mettons à part les tout petits qui s’amusent de tout. Avant 5 ou 6 ans, les enfants ont rarement ce sentiment d’ennui. Et après ? Ils le ressentent aujourd’hui de plus en plus rarement parce qu’ils sont quasiment tous happés par les jeux vidéo, les consoles, les ordinateurs, bref, les écrans de tout poil ! C’est maintenant si bien entré dans les mœurs que c’est instinctif, c’est le premier réflexe dès que l’ennui pointe le bout de son nez. Les écrans comblent automatiquement tous les trous. Avant, il fallait se creuser la cervelle pour s’occuper. Cela n’a plus cours et c’est bien dommage.
S’ennuyer, à quoi ça sert?
CM : Quelle est justement la fonction de l’ennui ?
Etty Buzyn : C’est une disponibilité à soi-même, une capacité à rêver, à imaginer des choses. La disponibilité à soi-même n’est pas nécessairement générée par l’ennui. C’est aussi une activité comme une autre, un temps qu’on se donne pour soi dans une agitation qui est quand même assez caractéristique de notre société. La haute technologie envahit même l’espace de communication entre les êtres. Quelle sera demain l’aptitude de ces enfants dont les loisirs sont essentiellement virtuels à aller à la rencontre des autres et d’eux-mêmes ? On n’a pas une énergie illimitée et si tout passe là-dedans, il n’y a plus de temps pour autre chose. Dois-je ici rappeler l’importance du jeu ? De son caractère gratuit, de ce qu’il engendre de plaisirs partagés et d’échanges ? Les enfants ne savent plus parler, plus communiquer, avec les sms et les messages sur msn, ils sont dans des onomatopées avec une écriture brève, sans affect. Avant, on écrivait des lettres où l’on se livrait. On ne se livre plus. On est dans le strictement nécessaire. On exprime le minimum. C’est inquiétant pas uniquement sur le plan de la syntaxe mais sur le plan du rapport à l’autre. On n’écoute plus non plus. Je crois qu’aujourd’hui les enfants s’ennuient quand ils n’ont plus leurs « machines » à disposition. S’ils ont oublié leur Game Boy® ou leur chargeur alors qu’elle n’a plus de batterie, c’est la catastrophe ! Ils n’ont plus la capacité, puisqu’ils ne l’ont pas entretenue, à se suffire à eux-mêmes.
Quand les parents montrent le mauvais exemple
CM : Les parents ne sont-ils pas un peu responsables de marcher dans la combine en répondant très vite à toutes les demandes des enfants dans ce domaine ?
Etty Buzyn : Je ne l’exprimerais pas comme cela. Les enfants sont très sollicités, par leurs copains, par les pubs, le besoin se crée spontanément. Mais en même temps, ce que l’on peut dire, c’est qu’ils agissent aussi en miroir des parents. Des parents qui sont toujours en train de faire et pas du tout en train d’être tout simplement. Ils n’ont que très peu de temps pour eux-mêmes et vivent dans une agitation fébrile entre leur vie professionnelle et familiale. C’est vraiment caractéristique de notre époque. Je pense que c’est une injonction implicite : il faut toujours être en train de faire… On voit parfois des scènes assez étranges : un parent qui se balade avec son mp3 sur les oreilles et qui tient son enfant pas la main… qui lui aussi se balade avec des écouteurs !
S’ennuyer c’est apprendre à désirer
CM : Peut-on encore désirer quand on ne s’ennuie plus ?
Etty Buzyn : Vous soulevez un point très important. L’ennui, c’est aussi l’attente que quelque chose se produise… Et donc l’espoir. Et puis dans l’attente, il y a une notion absolument capitale : c’est le désir. Or, les enfants n’ont plus le temps de désirer. Tout cela se tient. C’est assez grave sur le plan sociétal. Le désir, il faut le laisser s’affirmer, il faut du temps. Il ne s’agit pas de désirer et de remplir un besoin immédiat. Désirer, c’est imaginer, c’est se créer tout un monde intérieur. Parfois même, le désir se suffit à lui-même, même s’il n’est pas comblé. Et on ne laisse pas cet espace aux enfants, on ne les encourage pas. Or, apprendre à attendre, désirer vraiment dans le sens positif d’espérer, c’est non seulement apprendre à gérer ses frustrations mais également à trouver les moyens en soi de les dépasser, de les vaincre. Et les adultes savent à quel point c’est utile dans la vie !
CM : Qu’est-ce qui manquera le plus cruellement demain aux enfants qui ne s’ennuient pas aujourd’hui ?
Etty Buzyn : La créativité. Je trouve formidable que les enfants jouent avec rien. Vous laissez des enfants dans une pièce, ils prennent tous les meubles, les coussins, les tabourets, ils se créent un monde incroyable ! Il faut que les parents soient capables de le supporter. Le sens du jeu, c’est ça. C’est créer à partir de rien. Et la créativité est ce qu’il y a de plus important dans la sélection des gens sur le plan professionnel. Quand on a tous à peu près les mêmes diplômes, c’est la créativité qui fait la différence. Il faut que les parents le sachent et qu’ils laissent se déployer cette capacité là. Qui disait cela ? Quand un enfant joue, il le fait avec le sérieux de quelqu’un qui travaille. Ils sauront toujours se servir d’un ordinateur. Mais auront-ils gardé leur capacité créative ? Je n’en suis pas sûre ! Et c’est pourtant ce qui fera la différence entre ces futurs adultes.