Le Jeu des trois figures est une méthode de lutte contre le harcèlement à l’école basée sur le développement de l’empathie élaborée par le psychiatre, psychologue et psychanalyste, Serge Tisseron. Une méthode qui va bien au-delà de la pratique de remédiation, expérimentée par un nombre toujours croissant d’écoles.
L e Jeu des trois figures est venu en réponse à un rapport de l’Inserm en 2006 qui pointait les questions de violence chez les enfants, et les très jeunes. Ce rapport montrait qu’il était nécessaire non seulement de diagnostiquer les enfants violents très tôt, mais aussi de les aider à abandonner leurs comportements violents. Or, pour Serge Tisseron, le problème se situe tout autant du côté des victimes que des auteurs des violences. « Les enfants qui se laissent victimiser sont autant un problème que les enfants agresseurs. S’il n’y avait pas d’enfants qui se laissent constituer en victimes, il n’y aurait pas de problème d’agresseurs. Les agresseurs arrêteraient vite d’agresser. »
Pour prévenir ces attitudes chez les jeunes enfants, Serge Tisseron s’est concentré sur le développement de l’empathie. L’empathie est définie comme le fait de se mettre à la place de l’autre : en se mettant à sa place, il est plus facile de comprendre son comportement en tant qu’agresseur, mais aussi en tant que victime.
Le Jeu des trois figures est donc un protocole qui permet aux enfants d’endosser tour à tour le rôle d’agresseur, de victime ou de tiers (les trois figures). Le tiers peut être témoin, sauveteur ou redresseur de torts. Ce protocole a été mis en place dans des classes de maternelle après formation des enseignants volontaires.
Le principe du Jeu des trois figures
Le Jeu des trois figures a lieu une fois par semaine pendant un temps qui n’est dédié qu’à cette activité qui dure environ 45 minutes. En moyennes et grandes sections de maternelle, les enfants ont une grande aptitude à inventer des histoires et mémoriser des dialogues, ce qui permet un bénéfice optimal de l’exercice. Ils commencent par construire une petite histoire ensemble en étant aidés par l’enseignant, ils en fixent les dialogues et les actions. Les enfants volontaires pour jouer vont ensuite incarner alternativement tous les rôles, et comme il s’agit le plus souvent d’une situation agressive, ils vont s’imaginer à la place de chacun de ses protagonistes. En se mettant dans ces situations, ils comprennent les motivations et le ressenti de chacun. Cela les incite à développer leur empathie et de ce fait à diminuer les attitudes violentes.
Le Jeu des trois figures encourage les enfants à désamorcer les conflits sans utiliser la violence, en favorisant le dialogue et une intervention extérieure si cela est nécessaire. De plus, comme l’exercice est effectué en classe entière, ou par petits groupes, et qu’il invite les enfants à endosser tous les rôles, le travail se fait sans stigmatiser aucun enfant. Enfin, comme le rappelle Serge Tisseron : « Ce n’est pas une méthode à mettre en place en situation de crise pour répondre à un problème, c’est une méthode de prévention, comme une vaccination. »
Pourquoi en maternelle ?
Le Jeu des trois figures est facilement mis en place en classes de maternelle car il s’intègre aux apprentissages développés pour les enfants de ces âges. En effet, c’est une activité qui répond à 5 des 6 objectifs que fixent les circulaires de l’Éducation nationale pour les classes de maternelles. À savoir, apprendre le langage parlé, le bien-vivre ensemble, développer l’imagination, s’exprimer avec son corps et la référence de l’écrit.
Elle remplit également quatre objectifs qu’il est important de développer dès l’âge de la maternelle : tout d’abord, c’est l’apprentissage de l’empathie qui s’oppose à la violence, l’apprentissage du faire semblant avec une visée vers la pré-éducation au virtuel, le troisième objectif est la lutte contre les stéréotypes de genre, puisque, comme au théâtre, les garçons et les filles volontaires jouent tous les rôles alternativement. Et enfin, cette activité constitue une forme de pré-éducation aux images. En effet, pour construire ensemble l’histoire qu’ils vont jouer, les enfants sont invités à parler d’images qu’ils ont vues, et ils parlent souvent des images qui les ont malmenés, notamment celles du journal télévisé qu’ils sont très nombreux à regarder. En parler leur permet de prendre du recul par rapport à ce qu’ils ont éprouvé.
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Retour sur la méthode
Deux ans après le début de son utilisation, nous avons voulu savoir comment a été accueilli le Jeu des trois figures dans les classes, par les enseignants et les enfants. Pour cela, nous avons interrogé Serge Tisseron.
À quel moment avez-vous mis en place le Jeu des trois figures ?
J’ai mis en place la méthode du Jeu des trois figures après la publication en 2006 du rapport de l’Inserm qui pointait les questions de violence, notamment le fait que beaucoup d’enfants violents le sont très tôt. Ce rapport proposait également de diagnostiquer ces enfants le plus tôt possible.
J’étais bien entendu d’accord sur le fait qu’il existe un problème de violence dès la maternelle, mais je n’étais pas d’accord sur le reste du rapport. Pour moi, il contenait deux erreurs. Tout d’abord, les enfants qui se laissent victimiser sont autant un problème que les enfants agresseurs. Et ensuite, je pensais que les choses pouvaient changer très vite à cet âge-là, et qu’il ne fallait donc pas pointer certains enfants comme violents car cela risquait au contraire de les enfermer dans leurs comportements violents.
Comment la méthode a-t-elle été accueillie par les enseignants ?
La méthode a été très bien accueillie pour plusieurs raisons. La première c’est qu’en maternelle les enseignants sont très conscients du fait que le bien-vivre ensemble, le climat scolaire, sont des choses capitales dès la petite enfance. Les enseignants sont très bien placés pour voir qu’un certain nombre d’enfants ont beaucoup de difficultés dès l’âge de 4-5 ans à intégrer la nécessité de régler leurs conflits de manière pacifique. Ils sont également conscients du fait que dès 4-5 ans, il y a déjà des enfants qui ont tendance à être plutôt agressifs, agresseurs, et d’autres qui ont tendance à être plutôt victimes.
Ils ont eu l’impression que pour la première fois, on prenait en compte leurs préoccupations en leur proposant une manière d’intervenir eux-mêmes sur ces questions de violence. D’autant plus que, notamment grâce à Éric Debarbieux, il existe de plus en plus de dispositifs mis en place en lycée, en collège, et dans une moindre mesure en primaire, pour lutter contre le harcèlement. Mais en maternelle, il n’y avait rien du tout. Les enseignants ont été valorisés de pouvoir être considérés comme des acteurs du changement.
La méthode est-elle utilisée en amont ou en aval d’un problème de harcèlement ?
L’idée était de mettre en place une activité qui concerne tous les enfants, dans une dynamique de classe, sans en stigmatiser aucun et sans faire aucune évaluation au coup par coup.
Donc ce n’est pas une méthode à mettre en place en situation de crise pour répondre à un problème, c’est une méthode de prévention, comme une vaccination.
Quel est l’impact sur les enfants ?
L’impact est très positif. En 2007-2008, nous avons fait une évaluation quantitative globale de la méthode grâce à un financement de la Fondation de France. À ce moment-là, nous avons mesuré la souplesse psychologique des enfants grâce à un petit test de psychologie qu’on leur faisait passer en début et en fin d’année.
Nous avons mené l’étude dans trois écoles, avec à chaque fois une classe où il y avait le Jeu des trois figures et une classe témoin. Nous avons évalué la capacité des enfants à changer de rôle selon les situations, et nous avons découvert que les enfants qui avaient bénéficié du Jeu des trois figures étaient moins coincés dans un seul registre de comportements, toujours agresseur ou toujours victime. La même étude a aussi révélé que les enfants qui avaient bénéficié du Jeu des trois figures avaient plus tendance à faire appel à l’adulte comme instance de régulation.
Parallèlement à cette étude quantitative, nous avons eu beaucoup de retours qualitatifs des enseignants eux-mêmes. Par exemple, des enseignants nous ont rapporté que grâce au Jeu des trois figures, il y avait une meilleure ambiance en fin d’année, ou une meilleure gestion des jeux collectifs que les enfants se partagent dans la cour de récréation. Certains enseignants ont vu réapparaître des jeux qui avaient disparu des cours de récréation : les jeux de faire semblant.
Les enseignants ont également dit qu’il s’agissait d’une activité formidable pour les enfants non francophones, car à tour de rôle ils sont invités à répéter la même phrase que leurs camarades, et ils apprennent le français beaucoup plus vite.
Nous avons donc eu beaucoup de retours positifs concernant des choses que nous avions observées quantitativement, mais également concernant d’autres choses que nous n’avions pas anticipées.
Le Jeu des trois figures est-il adaptable ailleurs que dans une classe de maternelle ?
Depuis quelques années, le Jeu des trois figures a provoqué tellement d’engouement que nous le mettons en place dans des hôpitaux de jour, dans des CLIS et des ULIS, qui sont des classes adaptées pour des enfants handicapés ou en difficultés. Nous commençons aussi à le développer dans des collèges.
La méthode a-t-elle évolué depuis sa mise en pratique dans les classes ?
Oui la méthode a beaucoup évolué. À tel point qu’il a fallu que je crée un espace sur mon site internet pour le Jeu des trois figure, sur lequel je liste tous les changements. De cette façon, les gens qui ont lu mon livre en 2007-2008 (Le jeu des trois figures en classes maternelle, Édition Fabert) ont un espace de remise à jour.
D’abord, la signification de l’expression « jeu des trois figures » a changé. Quand j’ai créé ce jeu, les trois figures étaient celles de l’agresseur, de la victime et du redresseur de torts. En fait, on s’est aperçu que ce n’était pas si simple, et les trois figures désignent maintenant l’agresseur, la victime et le tiers, celui-ci pouvant être témoin, sauveteur ou redresseur de torts. Cela ouvre beaucoup mieux la compréhension des enseignants à ce que jouent les enfants.
Ensuite, les phrases utilisées par l’enseignant pour animer le jeu se sont beaucoup simplifiées. À force de répéter les mêmes choses, nous nous sommes rendu compte que certains éléments étaient inutiles.
Nous nous sommes aussi aperçus qu’il était important pour l’enfant d’avoir une meilleure connaissance des mimiques qui correspondent aux émotions. Lorsqu’un enfant pince un camarade et que celui-ci a une mimique de douleur, si l’enfant ne connait pas cette mimique, il peut ne pas comprendre qu’il fait du mal à son camarade. Le fait d’intégrer un travail sur les mimiques permet de faire prendre conscience à l’enfant de l’émotion que son camarade ressent dans différentes situations. Ce travail est proposé aux enfants par les enseignants en dehors du Jeu des trois figures, ou juste avant de le commencer.
Enfin, certains enseignants ont intégré des rituels d’entrée et de sortie du Jeu des trois figures pour éviter que les enfants ne soient trop excités après l’exercice. Par exemple, un exercice respiratoire, une chanson ou autre de manière à bien marquer la sortie du jeu.
Mais ces ajustements ne changent en rien le fond de l’exercice, ce ne sont que des aménagements périphériques.
Savez-vous combien de classes ont mis en place le Jeu des trois figures ?
Plusieurs centaines. Mais je ne les comptabilise pas parce que dans un premier temps j’ai formé moi-même les enseignants en 2008-2009. Mais il y a eu beaucoup de demandes, donc ensuite j’ai formé des psychologues de l’Éducation nationale qui sont devenus eux-mêmes formateurs. J’ai également formé des maîtres E et des maîtres G qui interviennent sur le temps scolaire auprès des enfants en difficultés, et qui sont eux aussi devenus formateurs. Et maintenant, je forme des psychologues cliniciens qui forment eux-mêmes des psychologues scolaires qui forment des enseignants. Donc cela concerne beaucoup de monde, mais je ne sais pas exactement combien.
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Le jeu des trois figures en pratique
Dans une classe, comment est accueilli le Jeu des trois figures ? C’est ce que nous avons demandé à Christelle Baraton, enseignante maître E à Tours et ses environs.
Depuis quand utilisez-vous ce Jeu comme outil pédagogique ?
J’interviens auprès de quatre écoles pour aider les élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP). Dans le cadre de l’accompagnement des équipes pédagogiques mises à mal face aux élèves de plus en plus agités, j’ai suivi la formation avec Serge Tisseron pour la mise en place du Jeu des trois figures dans les classes de maternelle. Cela fait maintenant trois années que j’ai débuté ma formation. Je dirai que ce n’est pas « une méthode pour lutter contre le harcèlement à l’école » mais une « activité théâtre » qui apprend aux élèves à « faire semblant ».
Serge Tisseron nous le dit régulièrement et nous le constatons chaque jour, les enfants s’ils n’apprennent pas à faire semblant, ont toutes les chances de faire pour de vrai ! Cette activité, développe « l’empathie » chez le jeune enfant. Plus le jeune sera capable d’être en empathie avec ses pairs, moins il sera violent avec eux (violence verbale, physique, harcèlement ….).
Quelles sont, selon vous, les principales caractéristiques du Jeu des trois figures ?
Le Jeu des trois figures aide à développer la flexibilité de l’esprit. Plus les jeunes enfants passent de temps devant la TV et moins ils sont flexibles. Impacts néfastes des écrans vus précocement. Dans le Jeu des trois figures, l’enfant peut imaginer ce qu’il veut : flexibilité. Devant la télévision, il sera pris par les images et se rassurera en s’identifiant à un héros qui lui ressemblera le plus (agresseur, victime, sauveur). Cela renforce son identification et de ce fait ne développe pas sa flexibilité, sa capacité à se mettre à la place de l’autre.
Quels points positifs avez-vous constatés chez vos élèves ?
Il y a d’abord le langage. En partant d’une image vue à la télévision, les enfants inventent un scénario simple en trois ou quatre actions accompagnées de dialogues. La scène jouée à plusieurs reprises permet aux enfants de s’approprier des mots, des expressions et des structures de phrases. Même les enfants ayant des difficultés d’expression ont envie de jouer et par imitation progressent en langage.
La socialisation est le deuxième point positif. Le choix démocratique de l’image, la construction collective du scénario invitent les enfants à engager leur subjectivité et à prendre en compte celle des autres. Ils sont amenés à gérer leur frustration. Une certaine évolution se fait sentir au cours de l’année. Des enfants très réticents à entrer dans une histoire qui ne serait pas la leur, acceptent (portés par le groupe) les idées des autres.
Le développement de l’empathie bien sûr. Jouer la scène et les actions en simultané avec les dialogues pousse le jeune enfant à se mettre alternativement dans différentes postures : agresseur, victime, sauveur. Les enfants peuvent ainsi imaginer et ressentir ce qu’un camarade plus faible vit lorsqu’il se fait « malmener » à l’école ou inversement. « Arrête, tu vas lui faire mal ! », « Il est triste parce que… » : certains élèves mettent davantage de mots sur leurs maux.
Pour finir, il y a l’apprentissage du faire semblant. De nombreux témoignages vont dans ce sens. Dans la cour, nous entendons des élèves dire à d’autres :
« On joue à faire semblant », « Et si on faisant semblant de se bagarrer, d’être des soldats, des mamans… »
Pour certains élèves, le passage à l’acte est moins évident. L’apprentissage du « faire semblant » est vraiment bénéfique sur des élèves qui sont trop souvent dans le « faire pour de vrai »
En conclusion, je dirais que les enseignants qui pratiquent ce jeu sont convaincus des effets à long terme sur les enfants. Il faut du temps… Ils savent que la pratique du Jeu des trois figures doit être régulière et sur plusieurs années pour faire réellement évoluer les relations des élèves entre eux. Ces enseignants savent aussi que ce jeu n’est pas la seule solution pour améliorer les relations des élèves dans nos écoles. Il est un des moyens qui peut faire évoluer nos jeunes vers plus d’empathie. Les ateliers « Philos », les temps de médiations, peuvent être des actions complémentaires aux trois figures.
Site Internet : http://www.sergetisseron.com/
Livre : Le Jeu des trois figures en classe maternelle, Fabert 2010.
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